Le récit de Robert

Le plus beau cadeau du monde

Mes aïeux ont été chassés de Palestine voici 2000 ans parce qu’ils avaient résisté à l’envahisseur Romain, puis d’Espagne en 1492, parce qu’ils avaient résisté à la couronne d’Espagne en refusant d’abjurer leurs croyances, et ils avaient vécu heureux pendant 500 ans en Turquie, au milieu des musulmans. C’est là, à Constantinople, aujourd’hui Istanbul, qu’était née ma maman. Son passage par l’école française et son amour de jeunesse déçu lui avait donné un tel amour pour notre pays qu’elle décida que ses enfants naîtraient en France et, tous les jours qui passent, je la béni de m’avoir fait ce merveilleux cadeau : m’offrir par ma naissance le plus beau pays du monde.
J’avais votre âge lorsque la guerre a débuté. Si je suis en vie, aujourd’hui, c’est parce que d’autres, pour défendre leurs valeurs ont perdu la leur en résistant à la barbarie. Je voudrais que ce récit vous mette sur la piste des valeurs qui méritent qu’on les défende comme l’ont fait les Résistants pendant la guerre.

La famille décomposée

Depuis la mort de mon grand-père, les absences de plus en plus fréquentes de Maman avaient probablement une explication : Edwin. Puis un jour, une scène de ménage plus violente que de coutume concrétise le rêve d'Edwin, Linda quitte le domicile conjugal.
Donc notre famille était détruite. Mais ainsi évoluent les mœurs, aujourd'hui on est presque anormal lorsque l'on a des parents unis ; à l'époque, un divorce était chose rare. Il faisait de mon frère et de moi, des êtres anormaux.
Un matin de septembre commença à se matérialiser la menace qui ponctuait nos désobéissances : « Haydé ijicos, à la pension ». Cela signifiait, dans un mélange de ladino et de français, : « Dehors les enfants ; à la pension ! », sous entendant : « On en a marre de vos caprices ».
Enfin, le jour fatidique arriva.
« Sur la bruyère, longue, infiniment…voici le vent qui se déchire et se démembre…le vent sauvage de novembre. » C'était la première récitation que nous allions apprendre. Mais pour moi, la bruyère évoque plus la douceur de la fin de l'été, que la bourrasque que chantait le poète belge Emile Verhaeren. La bourrasque allait venir plus tard, quelques années plus tard.


Les juifs chassés d'Allemagne

Petit enfant, j'avais appris que j’étais juif par ma maman lorsque je lui avais demandé ce que signifiait la croix que Josefa, la petite employée de maison espagnole, portait à son cou. Mais, longtemps, cela ne constitua pas un problème majeur. Le poids que faisait peser sur moi mes origines, allait se manifester petit à petit.
Lorsque nos parents se séparèrent, la menace, brandie chaque fois que nous n’étions pas sage, et qui s’exprimait par l’expression mi-ladino (le langage des juifs séfarade), mi française : « Aïdé ijicos, à la pension » se réalisa et nous nous retrouvâmes au « Nid d’Aiglons », pension pour enfants belges francophones située à Heide, petit hameau de la Campine Belge à quelques kilomètres de la Hollande. Tout nous sembla calme jusqu’à l’arrivée des enfants de familles juives chassées d’Allemagne. Hans Meyer, dont la famille s'enorgueillissait des longues générations écoulées dans sa patrie, était un de ces réfugiés. Son père, avocat, avait servi comme capitaine de l'armée allemande pendant la précédente guerre. Il était de cinq jours mon cadet. Nous devînmes amis.
De cette amitié, il reste deux traces : une photo, et un « détail (selon quelqu’un de bien connu) » dans le livre de Serge Klarsfeld
« Le mémorial de la déportation des Juifs de France »
qui relate :

« Le départ du convoi N°36 est signalé le 23 septembre 1942 en direction de Auschwitz. A leur arrivée à Auschwitz, 300 hommes et 126 femmes sont sélectionnés,...le reste 475 hommes, femmes et enfants ont étés gazés. » Dans la liste interminable de nom figure Hans, ami de mes 10 ans, dont j'ai mis la seule photo qui me restait de lui dans le livre qui témoigne de quelques millions de « détails de l'histoire ».
L’histoire que je vais vous raconter vous montrera pourquoi, grâce à des hommes de valeurs, j’ai eu la chance que Hans n’a pas eue.

Pendant plusieurs mois, jusqu’aux vacances de l’été 1939, la pension nous protégea des bruits de la guerre. A Paris, au mois d’Août , où nous passions nos vacances avec notre maman, la tension était grande, tout le monde parlait de guerre, on se promenait avec le masque à gaz à la ceinture. C’est alors que, le 2 septembre, nous apprîmes que les alliés, après que les armées nazies eurent envahies la Pologne, avaient déclaré la guerre. Mais, de retour à la pension, tout se calma de nouveau pour nous jusqu’à ce matin du 10 mai 1940.
L'exode
Lorsque nous nous sommes réveillés, des avions virevoltaient dans le ciel et le bruit des mitrailleuses crépitait dans nos oreilles.
Curieusement, le premier sentiment était une excitation gaie, la sensation que quelques chose d'inhabituel était en train de changer brutalement le cours de notre vie. Je ne ressentais pas cela comme un malheur, mais plutôt comme une délivrance du petit train train de la vie quotidienne.
Dès la fin de la matinée, des convois de soldats français remontèrent vers la frontière hollandaise. Lorsque le convoi s'arrêtait, j'étais tout fier de saluer mes compatriotes surpris de trouver deux petits français aux abords du front. Car le canon tonnait, et les événements se précipitaient. Les parents des « aiglons » qui étaient presque tous des Anversois défilaient au « nid » pour récupérer leurs enfants. Mais mon père devait être absent d'Anvers, et nous restâmes une vingtaine à suivre l'ordre d'évacuation collectif. On chargea les valises dans l'unique voiture présente au collège, et nous prîmes le train d'Anvers. Après une ultime tentative infructueuse de Monsieur Cougnet, notre directeur, pour nous remettre à la famille anversoise, nous nous retrouvâmes dans le train pour Ostende : Monsieur Cougnet ressentait-il la gravité de la situation et essayait-il de nous faire passer en Angleterre ?
Nous y passâmes deux ou trois jours entre les promenades de bord de mer, et les descentes aux abris. La dernière nuit, nous subîmes un bombardement. Les explosions éclataient d'abord loin, puis se rapprochaient, s'éloignaient ; l'une d'elles était si puissante qu'il nous sembla que l'hôtel, au-dessus de nous avait été détruit, et qu'en sortant de l'abri, nous nous retrouverions au milieu de ses décombres. Nous étions tétanisés par la peur. Le sentiment de nouvelle aventure commençait à tourner à l'horreur.
Dès le lendemain, l'exode, la vraie, commençait. On nous chercha d'abord des transports collectifs, mais à l'exception du tram Ostende La Panne, on s'aperçut vite que notre seul moyen de locomotion était nos jambes. Nous marchâmes donc de La Panne à la frontière française le long des plages belges. Après une nuit passée dans la paille d'une grange de Bray Dunes, nous prîmes la route de Dunkerque. La voiture qui transportait les bagages avait du mal à se frayer un chemin à travers la foule qui se traînait. De temps en temps, un avion passait, une mitrailleuse crépitait, une grande fumée noire apparaissait dans le ciel, suivie de la grande tache blanche d'un parachute.
La voiture de l'école n'avait pas assez de place pour toutes les valises. Les moins petits, en plus de la fatigue de la route, devaient porter une valise, certes petite, mais dont le poids s'alourdissait au fil des kilomètres.
L'étape dans l'école maternelle de Bray Dunes avait été sans émotion. Le son du canon était encore lointain, mais il se rapprochait rapidement.
A Dunkerque, nous fîmes une ultime et vaine tentative pour trouver un train. La rumeur laissait entendre que l'armée allemande approchait. Le plus surprenant, était la confiance qui nous animait. L'avance de l'ennemi allait être rapidement stoppée, et la guerre n'allait pas durer longtemps ; elle se terminerait vite par la victoire des alliés. Une école nous accueillit pour la nuit, qui fut horrible. Les bombardements n'arrêtaient pas ; on avait l'impression que le monde s'écroulait au-dessus de nous. Dès l'aube, nous reprenions la route. On commençait à contourner des carcasses calcinées. La foule accablée, avançait de plus en plus lentement. C’est à Landrethun que se termina notre exode par l’arrivée des troupes allemandes.
L'occupation
Ces événements, survenus en quelques jours, nous avaient complètement abattus. Nous étions là vivants mais groggy.
Les premières troupes avec lesquelles nous avons été confrontés n'étaient pas les Waffen SS de 1944. C'étaient des soldats de la Wermacht qui avaient probablement reçu des instructions de pactiser avec les populations des territoires conquis. Certains parlaient le français. L'image qu'ils donnaient était tout à fait opposée à celle qui résultait de la propagande alliée. Il n'empêche que je ressentis avec stupeur l'annonce de la capitulation. Je n'arrive pas à me rappeler quand j'entendis parler de De Gaulle, mais ce fut plus tard.
Pendant un petit mois, l'actualité, vue par l'enfant que j'étais, se calma. Le bruit des bombes s'était tu, et les nouvelles des fronts, des changements de ministères, de l'appel à la résistance qui meublaient probablement les conversations des adultes nous étaient épargnées. Nous déambulions à travers champs, pour passer le temps.
Ginette, la fille de mon oncle Maër, qui avait surpris une de nos conversations au sujet de la religion, nous réunit et nous expliqua qu'il ne fallait plus dire que nous étions Juifs, car cela représentait un grand danger.
Après quelques jours, on rafistola un camion que l'armée en déroute avait abandonné, et en deux jours, après nous être frayé un chemin à travers des colonnes de chars vides, de camions et autres témoignages de la débâcle, nous nous retrouvâmes à Heide, au milieu des affaires laissées là dans leur fuite par les pensionnaires et des casques abandonnés par les militaires.

Le courage de résister

Dès les premiers jours, on sentit que monsieur Cougnet s'était engagé dans la voie courageuse de la Résistance. Nous étions dans l'office qui n'était pas très éloignée du bureau directorial. Monsieur Cougnet était en discussion violente avec un collaborateur proche accompagné de son épouse qui travaillait également à la pension. L'altercation était si vive que des bribes arrivaient à nos oreilles. Le collaborateur sortit en colère et les deux dernières phrases de la dispute nous parvinrent nettement :
- Eh bien, engagez-vous donc dans la Wehrmacht !
- Allez, kom (en flamand, cela signifie « viens ») Maria, on s'en va.
Monsieur Cougnet venait probablement de prendre une décision qu'il allait payer de sa vie. Son collaborateur, plus prudent, avait jugé bon d'abandonner le navire. Tel était le choix qui allait se poser, tôt ou tard, à toutes les femmes et à tous les hommes : pactiser avec l’ennemi, courber le dos et se soumettre, ou résister. Dans la vie, vous verrez que ce choix se posera souvent à vous, parfois dans des situations moins dramatiques.
Deux souvenirs amers jalonnent cette période pourtant courte de quelques semaines.
Le premier se rattache à Louis, un compagnon de jeu. Un week-end que nous passions dans la famille anversoise, nous prîmes rendez-vous avec Louis pour visiter le zoo. A la sortie, il proposa de nous faire une surprise. Nous le suivîmes, Jean, mon frère, et moi, le long de petites rues que nous ne connaissions pas, jusqu'à arriver devant une bâtisse dont l'intérieur était calciné, et dont un cordon de policiers protégeait l'accès. A travers les vitres qui avaient été cassées, on apercevait des meubles défoncés et des tableaux déchirés. Sur le trottoir gisaient quelques objets que, sans qu'ils nous aient étés vraiment familiers, nous reconnaissions pour les avoir vus à la bar-mitsva (la communion chez les Juifs) de notre cousin René. Il s'agissait d'une synagogue pillée, spectacle que Louis avait eu la méchanceté de nous faire apprécier, probablement à l'instigation de ses parents. Devant notre air terrifié, il déclara innocemment : « Mon père pense qu'il y a un point positif dans l'occupation allemande, c'est qu'elle va nous débarrasser de tous les Juifs ». Or Louis savait que nous étions concernés. Je fis le dos rond et ne répliquai pas. Avec l'avertissement de Ginette, c'était le deuxième incident qui allait contribuer à faire de moi, pendant de longues années, un Juif honteux.
Cette attitude causée par ma condition de Juif allait être encore aggravée par le dernier souvenir. C'est probablement celui qui me fit le plus de mal dans toute mon existence. Il fut très bref. En passant par la salle de ping-pong qui jouxtait la salle à manger, je vis se dresser devant moi trois « grands », on désignait ainsi ceux qui étaient dans des classes supérieures, Jean Nul et les frères Piedvache. Je sentais qu'ils avaient des intentions hostiles. Je me retournai, mais j'étais seul. Ils m'encadrèrent, Jean me pris par le col et en me regardant droit dans les yeux, il me lança :
« Sale Juif ! Race Maudite. »
Puis il me relâcha, et je m'enfuis en les entendant rire de mon effroi.
J'ai gardé de cet incident une envie de vengeance que j'ai ruminé pendant des années. Dans mes pensées les plus folles, je rêvais que je me hissais aux faites de la puissance dans le seul but de les écraser comme des poux. C'est pourquoi, encore aujourd'hui, je peux voir dix fois les aventures de Montecristo et y goutter le même plaisir à voir se réaliser la vengeance d'un homme blessé qui a été jusqu'au bout de sa vengeance.
Ce qui me semble important dans ces incidents est de désigner les gens méchants qui profitent de leur force pour accabler des êtres déjà affaiblis. Quant au pardon, le temps finit par tout effacer. Ils avaient une quinzaine d'année, et ils transportaient une haine transmise par leurs parents. En fait, ils n'étaient pas plus responsables d'être ce qu'ils étaient que moi d'être Juif. Que sont-ils devenus ensuite ? Les influences qu'ils ont subies ensuite ont-ils modifiés leur comportement dans un sens ou dans l'autre ? Sous leur influence, ont-ils rejoint la résistance ou la milice ?

Au château de Bassines

Monsieur Cougnet, qui prévoyait la nécessité de se cacher pour protéger les enfants juifs dont il avait la garde décida de nous emmener dans les Ardennes Belges, dans un château qui avait un joli nom, le château de Bassines, qui avait abrité dans le passé les comtes Van den Steen de Jehay et où les professeurs étaient des "résistant", et en particulier Monsieur Papy qui parfois entrait dans la classe en chantant la cinqième symphonie.

Pendant trois ans, tout se passa bien. De plus en plus de gens venaient s’y abriter, des juifs, des résistants, mais également des enfants d’agriculteurs des environs venaient y récolter le savoir. Parmi eux, Charles et Joseph Dessart nous gratifièrent d’une amitié qui se prolongea jusqu’à nos jours.
Nous faisions nos études dans ce cadre champêtre tout en cultivant des potagers pour améliorer nos rations de nourriture. Un avion anglais abattu juste au-dessus de la pension fut le seul événement à nous rappeler la guerre : La roue du bombardier vint s’écraser dans la seule chambre du château qui n’était pas occupée parce qu’elle servait d’entrée à la cache d’armes de l’armée secrète.

Puis vint ce jour funeste du 25 octobre 1943.

Sur le plan des études, je n'avais pas de problème. J'étais un bon élève sur l'ensemble des cours. Je n'avais pas trop de difficultés à ingurgiter mes leçons, ni à faire mes devoirs.

Ce jour là, pour la première fois, j'avais été débordé. En latin, je n'avais pas terminé ma version ; en Math, j'avais eu du mal à assimiler ma leçon sur les polygones.
En me réveillant, j'étais anxieux mais cela n'avait rien de prémonitoire, je craignais simplement d'être interrogé sur les maths, et de n'avoir pas assez de temps en étude pour achever ma version. Je tournais et retournais mon inquiétude dans ma tête lorsqu'un ordre nous arriva de nous habiller et de nous éparpiller dans la forêt. Mais avant que nous fussions habillés, les soldats allemands, armés de mitraillettes envahissaient la cour. On entendit des pas dans l'escalier, et les hommes en arme apparurent dans le chambranle de la porte, se plantèrent devant nos lits, et nous intimèrent l'ordre de nous rendre dans le corps du château. Ma première réaction était un soulagement : j'avais un répit pour la classe, ensuite, comme le jour de l'invasion allemande en 40, la curiosité de voir rompre le train train quotidien.
Tout le monde se retrouva bientôt dans la grande salle de classe qui faisait face à l'entrée principale, et les interrogatoires commencèrent. Une à une, onze personnes furent appelées et emmenées dans des camions de l'armée. Visiblement, il s'agissait d'une dénonciation portant sur une liste de nom.
Jusque là, l'opération s'était déroulée sans cris, dans l'ordre. Mais tout à coup, les militaires s'agitèrent, et reprirent les interrogatoires. Cette fois, des rugissements nous parvenaient. Visiblement, l'atmosphère avait changé.
Les Allemands étaient venus pour arrêter onze réfractaires dénoncés. Mais un des Juifs adultes qui se cachait au château avait soudain réalisé qu'il avait sur lui sa carte d'identité où était portée la mention « JUIF ». Dans un moment de panique, il décida de se séparer de cette pièce gênante en la jetant dans les waters. Malheureusement, dans l'annexe où il se trouvait, celle de notre dortoir, les waters n'étaient pas reliés aux canalisations, mais se déversaient dans l'étable du rez-de-chaussée. Un soldat l'avait trouvée et cela avait déclenché la chasse aux Juifs.
Cette fois, les interrogatoires prenaient un tout autre ton. On nous avait déplacé dans le salon, où trônaient les comtes Van den Steen et les vicomtes d’Arguémont. Un à un, les présents étaient appelés. On entendait des hurlements en Allemand. Ceux qui revenaient de l'interrogatoire nous communiquaient la peur d'être appelés à notre tour : ils nous apprirent que la circoncision était le premier indice de culpabilité.
Bientôt, tous les plus âgés ayant étés examinés, nous ne restions que quelques uns, plus jeunes, à attendre notre tour dans l'angoisse, lorsque deux Allemands firent irruption dans la salle. L'un, un officier, vociféra une phrase en allemand que l'autre traduisit, d'une manière moins gutturale : « Qui sont les deux Français ? ». Mon sang se glaça dans mes veines, notre tour était arrivé. Mais la tempête se calma dès que, terrorisés, nous nous montrâmes. Le deuxième militaire dit d'une voix plus calme une phrase qui convainquit l'officier, et tous deux repartirent pour ne pas reparaître. La chasse au Juif était terminée pour ce jour.
Un ami, Sylvain, à travers les similitudes entre l'Allemand et le Yiddish, parvint à traduire la réponse de l'interprète : « Oh ! Sie sind so yung », « Oh ! Ils sont si jeunes ».
Pendant de longues années, j'ai eu la haine de l'Allemagne et des Allemands que je rendais responsable des persécutions dont j'avais été l'objet avant que je n'incriminasse les nazis et leurs complices. Ce n'est que bien plus tard, en pensant à cette scène, que je me suis aperçu que certaines frontières ne classent pas les hommes comme on a coutume de le faire. Même « Le silence de la mer » de Vercor, ne m'avait pas fait ressentir cela. Il n'y avait pas, d'un coté, deux Allemands, de l'autre, deux petits juifs Français, mais une frontière, peut-être plus floue, plus difficile à percevoir, séparait l'officier inquisiteur, d'une part, l'interprète et nous de l'autre, c'était la frontière de l'humanisme. Ainsi m'arriva-t-il parfois de me sentir plus proche d'un Allemand que d'un autre Français, plus proche d'un Arabe que d'un autre Juif, plus proche d'un catholique que d'un israélite. Visiblement, les gènes naturels n'avaient rien à voir dans ces nouvelles frontières qui sont façonnées par les gènes de la culture. Ne sont-ils pas plus importants que ceux que l'on éjecte dans un moment d'extase ?
Merci à toi l'interprète, qui nous a évité de devenir, comme d'autres de nos malheureux congénères et mon ami Hans, un petit tas de cendres, « détail de l'histoire » aurait dit quelqu'un de connu.
Le calme revenu, nous fîmes l'inventaire des restants : les non juifs, les femmes, que l'absence de circoncision n'avait pu trahir, et quelques enfants dont la limite d’âge semblait être 15 ans.
Monsieur Cougnet était parmi nous. Pendant un court moment, je le vis effondré dans un fauteuil du salon : toute son « œuvre » venait de s'écrouler. Tous ces gens, qu'il avait pris sous sa protection, étaient maintenant aux mains des nazis. Pourquoi l'alarme, que l'on avait installée dans les villages voisins, n'avait-elle pas fonctionné ? Mais bien vite, en homme d'action, conscient jusqu'au bout de ses responsabilités, il se reprit. Dès que l'on s'aperçut que les militaires avaient relâché la garde, il donna l'ordre à tous ceux qui n'étaient pas en situation régulière, de se sauver. Ce fut la débandade. Ce moment de relâche permit aux réfractaires qui n'avaient pas été dénoncés de prendre la clé des champs.
Puis, il appela Margot et lui donna les instructions qui allaient sauver toute notre famille. Pendant que se déroulait le sinistre interrogatoire, un télégramme était arrivé. Son contenu : « Arrive avec trois colis signé Bernaerd ». Les Allemands avaient bien essayé de savoir qui était ce Bernaerd, mais Monsieur Cougnet avait probablement répondu négligemment que c'était un représentant de commerce. Bernaerd, c'était Mademoiselle Bernaerd, la fidèle secrétaire, et les trois colis : Oncle Maër, Tante Fanny et Ginette. Il était clair que pris avec nous, jeunes ou pas, nous eussions, tous les quatre cousins, été voués à la déportation. Margot fut chargée d'aller en vélo à la gare des Avins et d'empêcher à tout prix Mademoiselle Bernaerd et ses « colis » d'arriver au château.
A la Gare, Monsieur Cailloux, le chef de gare, les avait déjà mis au courant de la situation. Oncle Maër était effondré. Il échappait par miracle à la Gestapo, mais ses deux fils et ses deux neveux courraient un danger mortel. Avant de fuir, car les Allemands pouvaient avoir l'idée de capturer Bernaerd à la gare, il supplia Margot de nous sauver. Mais que faire ? Nous sortir du château, mais pour nous mettre où ? Mademoiselle Bernaerd savait qu'un correspondant de la résistance résidait dans un village voisin, mais par sécurité, elle ne connaissait ni son nom, ni son adresse. Elle l'avait plusieurs fois appelé au téléphone, le 5 à Ocquier.
Quand Margot revint, les Allemands avaient reçu des ordres ; la garde s'était resserrée, Monsieur Cougnet avait été emmené. Je n'allais plus jamais voir sa belle barbe, son visage, tantôt sévère, tantôt souriant, sa démarche boitillante. Plus tard, passant en jugement, il évita le peloton d'exécution, mais pas la déportation. Oui, il y eut des hommes qui dès les premières heures de la guerre n'ont pas accepté que la barbarie nazie triomphe, et qui, au péril de leur vie, se sont employé à la combattre. Eugène Cougnet était de ceux là. Il mourut en déportation pour que quelques-uns dont je suis, vivent une vie digne. Voici ce que me remémorent les fleurs de myosotis qui poussent en liberté le long des chemins.
Après le dîner, Margot me demanda mystérieusement de la suivre dans le parc pour me donner un message de mon oncle. Je la suivis, un peu surpris. Elle m'expliqua la situation : elle était chargée de sauver notre famille, mais elle ne savait pas où nous pourrions atterrir. Ocquier se trouvait être trop éloigné pour que des enfants de 5 et 7 ans puissent l'atteindre dans la nuit. De plus où allions nous loger ? Margot pensa que mon frère garderait les cousins, et que nous reviendrions le lendemain avec du renfort.
Allais-je abandonner mon frère ? Margot, qui avait seize ans, me convainquit : il n'y avait pas d'autre solution. Pour la troisième fois, mon frère et moi allions être séparés, et ce, pendant de longues semaines.
Le lendemain, Margot est retournée avec un résistant en voiture, mais c'était trop tard, la Gestapo avait remplacé la Wehrmacht, et le château était bouclé.
J'ai ressenti plusieurs sentiments différents de cette situation : d'abord la peine de me trouver séparé de ma famille. Ensuite, le regret d'avoir laissé un monde que je connaissais, malgré les incertitudes de la situation présente, pour un monde dans lequel je n'avais plus de repères. Enfin une interrogation sur une éventuelle culpabilité. Aurais-je du refuser la « promenade nocturne » ? Devais-je retourner là bas ? Mon absence n'allait-elle pas mettre en danger mon frère et mes cousins ? Encore aujourd'hui, cela me pèse. Un de mes cousins eut connaissance d'un ordre de déporter les trois cousins. S'il avait été exécuté, je pense que je ne m'en serais jamais remis. Mais en réalité, il est possible également que si j'étais resté, étant à la limite de l’âge de la déportation, je les eusse entraînés vers les chambres à gaz.
Ainsi, à la nuit tombante, nous partîmes à travers champs et bois vers Ocquier. Cette route nous était familière, puisque nous l'avions maintes fois empruntée pour ramener les cargaisons de pommes de terre. Les circonstances étaient bien différentes. Dans la tête, les souvenirs de cette journée d'horreur tourbillonnaient, tous les sentiments liés à l'abandon de mon frère et de mes cousins me torturaient.
Lorsque nous arrivâmes à Ocquier, nous entrâmes dans la première maison venue pour demander qui était le correspondant du 5. Ici, j'ai honte car je ne me souviens pas de son nom. Comment est-il possible d'oublier le nom de ceux qui vous ont recueillis une nuit d'automne au risque de leur vie ? Bien plus tard Charles Dessart me le remémora. Marcel Nassogne bien que rattaché au standard d'Ocquier, habitait Chardeneux, petit village qui se trouvait entre Bassines et Ocquier, mais plus près de notre point de départ.
Nous rebroussâmes chemin. Margot me fit remarquer la sagesse de sa décision. Qu'aurions nous fait avec les tout petits ?
Enfin, nous arrivâmes à la ferme où l'émotion était grande. Monsieur Cougnet faisait partie du réseau. Je suppose que le sujet principal était de savoir comment récupérer les armes. Après la chute de l'avion, le plafond de la chapelle et le plancher de la lingerie avaient étés réparés, et les armes y avaient repris leur place. Si les Allemands les découvraient, c'était le peloton d'exécution pour Monsieur Cougnet et les résistants qui avaient étés arrêtés. On nous cribla de questions : Que s'était-il passé ? Qui avait été arrêté ? Combien d'Allemands se trouvaient-ils au château ? Puis, ils avisèrent comment nous loger. La nuit était maintenant avancée ; Margot allait dormir à la ferme, et moi, au presbytère. Père Bonmariage, le curé du village était un membre actif de la résistance.

Jamais je ne me sentis aussi seul que pendant les cinq mois qui suivirent. Pourtant, ces Wallons qui m'abritaient avaient une grande générosité. Dès le lendemain, Madame Dessart, la maman de deux de nos condisciples, avait fait la route entre Odet et Bassines à pied, avec une grande valise pour cacher mon frère dedans. Mais elle était revenue bredouille, mon frère ayant refusé de laisser nos cousins. Monsieur Cailloux, le chef de gare des Avins avait écrit à ma mère, pour lui dire que les cheminots belges ne laisseraient pas déporter des enfants.
Je vis alors arriver, dès le lendemain, une grande belle femme, accompagnée d'un chien qui ressemblait à un mouton, un Bedlington terrier, répondant au nom de Chummy, le petit compagnon, en anglais. Cette femme admirable bravait tous les dangers. On la voyait arriver, prendre des décisions, et repartir comme une étoile filante. Elle avait pris le nom de sa mère : Debiens. Elle le portait vraiment bien. Anversoise, Geneviève Debiens Van Bever avait perdu son fiancé à la guerre, et s'était donnée sans réserve aux actions liées à la résistance.
Lorsqu'il s'avéra évident que les Allemands ne s'inquiétaient plus de nous, je fus replacé à Chardeneux, dans une ferme qui se trouvait au milieu de la forêt. Les smogeleers (les fraudeurs, qui venaient chercher de la nourriture au noir) y défilaient. Je ne m'y sentais d'autant moins à l'aise que ma situation vis à vis des fermiers qui m'abritaient n'était pas claire : pourquoi ne serais-je pas resté au château si j'étais en règle ? On avait inventé une histoire a dormir debout qui ne les avait sûrement pas convaincus, mais comme c'était le curé qui m'avait placé, ils avaient bien été forcés de m'accepter. Toutes les conversations, qui tournaient autour des juifs, me laissaient entendre qu'ils n'étaient pas dupes de la situation.
Devant cette hostilité larvée, je passai mes journées dans la ferme des Nassogne, où logeait Margot, car l'atmosphère y était amicale. Margot était la seule attache à un monde bienveillant. Mon affection pour elle n'était pas que cela, car la montée de ma sexualité m'avait aussi fait apprécier ses formes arrondies. Mais les élans que je pouvais avoir ne s'exprimaient que dans mon imagination fiévreuse. La route pour rejoindre la ferme hostile à travers la nuit noire et sous le hululement des chouettes n'en était que plus pénible.
Je restai ainsi pendant un bon mois, de jour et de nuit avec les vêtements et sous-vêtements que je portais le soir du 23 octobre. Cette situation ne pouvait pas durer. Elle risquait de mettre le réseau en difficulté. Mademoiselle Debiens, en plus de son rôle de résistante, me cherchait un point de chute. Elle le trouva chez son amie de Wavre, Mademoiselle Breulet.
Je quittai donc Margot et les fantasmes d'adolescent qu'inspiraient ses rondeurs. Je ne devais la revoir que bien des années après, lorsqu'elle retrouva notre trace à Paris et qu'elle émit le désir de nous rendre visite.
Donc, vers la fin de l'année, je fus transféré à Wavre. Je reçus des nouvelles d'oncle Maër et de tante Fanny, je reçu quelques habits qui me permirent enfin de me changer de ceux que je portais depuis deux mois, on me mit au Lycée.
Ces quelques mois furent parmi les plus noirs de mon existence. Mademoiselle Breulet était aimable, mais autoritaire. Elle avait un chien, Mitzou, la maman de Chummy. Elle avait une gentille nièce qui venait parfois de Bruxelles. Elle avait une jolie maison dans un quartier agréable, mais le confort n'est pas suffisant pour assurer l'épanouissement.
A plusieurs reprises, j'avais été transbahuté. J'étais dans un monde étranger où je ne connaissais personne. Je ne savais pas exactement ce que devenaient mon frère et mes cousins. J'avais vaguement entendu dire qu'ils avaient étés transférés à la citadelle de Liège, puis à Malines, point de départ pour la déportation. J'avais changé de nom ; je m'appelais Robert Perrin, j'étais né à Tournais, ville dont les archives avaient brûlé, mes parents étaient morts, et j'avais été recueilli par Mademoiselle Breulet.
J'étais insécurisé car je sentais que ce scénario n'abusait personne, et que j'étais à la merci d'une dénonciation. Il me semblait cependant que je bénéficiais d'une protection occulte. Mademoiselle Breulet faisait partie du corps enseignant, et avait plusieurs amis qui avaient flirté avec la collaboration. Certains d'entre eux s'en étaient détachés, mais d'autres, tel mon professeur de français qui habitait quelques maisons plus loin, étaient des rexistes notoires. On désignait ainsi ceux qui étaient ouvertement pro allemands. Il m'arrivait parfois, sur le chemin du lycée, de ne pouvoir l'éviter. Nous faisions alors route ensemble, et il me torturait en me questionnant sur mon passé. J'avais la sensation d'être un jouet entre ses mains, et j'étais terrorisé à l'idée qu'il pourrait me dénoncer. Il ne le fit pas. N'était-il pas suffisamment rexiste, sa germanophilie s'arrêtait-elle à un certain niveau d'éthique, était-il empêché par l'amitié pour mademoiselle Breulet ou par la crainte de représailles à la libération ?
Un jour que je faisais mes devoirs, une mélodie s'envola de la radio. Cette musique se mit à vibrer dans tout mon corps comme je ne le ressentis que rarement dans ma vie. Tout à coup, mon anxiété, ma morosité, ma peur disparurent, et je me trouvai transporté dans un autre monde. Mademoiselle Breulet eu tôt fait de s'apercevoir que je n'étais plus dans mes devoirs, et se leva pour éteindre la radio. Je la suppliai de surseoir à sa décision jusqu'à la fin de la mélodie, et m'engageai à mettre les bouchées doubles. Rien n'y fit. En même temps que l'air s'arrêta, je retombai dans la réalité de ma condition.
Cette situation me rendait agressif. Mais je n'avais personne sur qui passer mon agressivité. J'ose à peine l'avouer aujourd'hui, c'était parfois Mitzou qui devenait mon souffre douleur. De martyr je devenais bourreau. Je dois bien l'avouer j'en ai encore un peu honte, parfois les opprimés oppriment les plus faibles qu'eux.
Un jour, Mademoiselle Debiens apporta une des rares bonnes nouvelles, mais elle était de taille : mon frère et mes cousins avaient quitté le camps de Malines pour le camp d'enfants de Linkebeek, près de Bruxelles.
Les camps d'enfants étaient n'étaient pas gardés par des Allemands, mais par des juifs qui répondaient de la garde des enfants contre leur propre liberté. Oncle Maër, mis au courant avait aussitôt voulu faire évader les trois cousins, mais il s'était vu opposer un refus catégorique de mon frère qui n'admettait pas que l'on mette en danger la liberté des gardiens du camp. On décida donc que l'on resterait attentif et que l'évasion serait programmée juste avant la retraite allemande.
J'obtins de Mademoiselle Breulet que l'on aille rendre visite à mon frère. Nous prîmes le Bus pour Bruxelles, puis le tram, puis une longue marche à pied. Tout au long du voyage, j'étais fébrile. J'allais enfin revoir mon frère après cette longue séparation pleine d'incertitudes.
Nos retrouvailles furent pleines d'émotion contenue. Jean me raconta comment il avait été parqué dans des salles communes de la citadelle de Liège. Ce qui l'avait le plus marqué était qu'ils étaient plusieurs dizaines dans la même pièce, et que pour les besoins, il y avait un seau au milieu de la pièce.
Puis, à Malines, les trois cousins avaient été pressés d'avouer qu'ils étaient Juifs. Pendant plusieurs interrogatoires, y compris Marcel qui avait cinq ans, ils avaient résisté. Un des juifs, qui servait à l'encadrement, avait recommandé à mon frère, au cours de l'interrogatoire, d'avouer leur condition de juif, car les enfants pris sans leurs parents ne risquaient pas la déportation. Jean avait répondu qu'il allait réfléchir et, après un autre avis s'était rallié à ce conseil. Les trois cousins s'étaient donc retrouvés à Linkebeek. Mais pendant leur séjour à Malines, ils avaient étés marqués par le départ de plusieurs convois.






Une famille retrouvée

Lorsque vinrent les vacances de pâques, je fus invité par Madame Dessart à venir passer quelques semaines dans le petit village d’Odet. J'allais y rester jusqu'à la libération.
A la gare, Charles me pris sur son porte-bagages, Joseph pris ma petite valise, et j'atterris au moulin. Immédiatement ce fut le soleil. J'avais retrouvé une famille. Monsieur et Madame Dessart m'avaient adopté comme leur fils. Pas un instant ils ne mesurèrent le danger qu'ils courraient et faisaient courir à leur famille.
Leur maison était une grosse bâtisse au milieu d'un hameau, Odet, perché sur une crête. Deux autres bourgs, Bois et Borsu s'alignaient sur la crête et formaient une commune avec deux autres hameaux qui s'étendaient dans les vallons, d'un coté, Fontenois, de l'autre Hamoir. De la pièce principale, à travers une large baie, on dominait le vallon. En face, la commune de Maffe s'étendait sur l'autre crête. Entre les deux, dans le vallon, des prés et un petit bosquet. Sur la gauche de la pièce principale, le garage et le poulailler ; sur la droite, après un décrochement qui donnait une double vue à la pièce, le moulin où les paysans venaient remiser et faire moudre leur grain. Cette pièce principale était un rêve de bonheur. C'était le cœur de la maison. Un cœur gros comme ça ! Sur le côté droit, la cuisinière brûlait de jour et de nuit, répandant une douce chaleur. Dessus, il y avait toujours un coquemar qui maintenait au chaud un café à l'orge grillé. Sur le côté gauche, le grand buffet avec son bahut ventru dont le dessus servait de table de travail et sur lequel un pain blanc et un long couteau attendaient les affamés.
Autour de la table recouverte de toile cirée, c'était le tourbillon permanent. Léonie s'affairait au déjeuner avec Irma, alias Madame Dessart ; Tantante, la sœur que la poliomyélite avait maintenue infantilisée, brassait de l'air en faisant les menues tâches à sa portée ; le vieux cousin de Namur, que tout le monde appelait Cousin, et sa fille, Ida, participaient aux tâches du jardin et de la maison ; les employés faisaient de temps en temps une petite pause en buvant une tasse de café.
Le téléphone parachevait l'animation de la pièce ; pour appeler, on lançait d'un geste sec la manette, et on tombait sur une des employées du central de Clavier. « C'est toi Marie, comment vont les enfants ? Ah ! Ça va bien, tant mieux. Quel beau temps ! Tiens passes moi Eugène ». Il n'y avait ni besoin de donner à l’opératrice le numéro de téléphone, ni même le nom de famille pour obtenir la connexion.
Il était difficile de percevoir des relations patrons/employés. Tout le monde tutoyait tout le monde, sauf Monsieur Dessart. Pour tous, il était Monsieur le Maître, car depuis des lustres, tous les enfants du bourg étaient passés dans ses petites classes. Ce libre penseur, que je n'ai vu à l'église qu'aux enterrements, avait un tel rayonnement de justice et de bonté que, dans cette société ultra catholique, il restait vénéré de tous.
Les enfants n'étaient pas pratiquants, mais il n'était pas question de manquer la messe le dimanche par égard pour les autres. Moi-même, je respectai la cérémonie hebdomadaire, non pas pour simuler une quelconque catholicité, car mon judaïsme était notoire sans que ma sécurité fut en danger.
Irma, que j'étais le seul à appeler Madame Dessart et à vouvoyer, se lamentait en permanence de n'avoir pu amener mon frère dans sa valise.
J'aidais au moulin, je participais aux tournées de ramassage du grain, j'aidais à l'entretien du camion. Mais j'avais aussi deux tâches particulières : j'écoutais la radio qui était dans le petit salon, entre la grande pièce et le garage, et je perfectionnais mon Anglais avec une méthode Assimil, découverte dans une armoire, pour servir d'interprète le jour venu.

La libération

On avait placé, au-dessus du poste de radio, les cartes des fronts russes et italiens, et j'avançai, millimètre par millimètre de petits drapeaux qui matérialisaient les lignes de notre espoir. Le matin, je me levais parmi les premiers dans l'espoir d'annoncer la bonne nouvelle du débarquement.
Mais ce matin du 6 juin j'eus une panne d'oreiller. Monsieur Dessart, en me réveillant, m'apprit la nouvelle tant espérée : la route de la liberté s'ouvrait à quelques centaines de kilomètres, sur les plages de Normandie.
L'espoir, un peu fou de voir le conflit s'achever rapidement fit place à une succession de joies avec les victoires, et de déceptions. La vie continua de se dérouler selon le rituel pendant plusieurs semaines, jalonnées de noms comme Sainte mère l'église, Saint Lô, Carentan, Avranche, Mortain, Cherbourg.
Bientôt l'histoire s'accéléra. La percée d'Avranche fut le premier signe que la fin du cauchemar approchait. Lorsque, en plein milieu des informations de la BBC, le speaker arrêta brusquement sa phrase pour laisser le Général De Gaulle annoncer que Paris s'était libéré, j'éclatai en sanglots. Aujourd'hui encore, lorsque j'y repense, les larmes me montent aux yeux.
Le bruit des bombes et du canon s'approchait. Les citadins refluaient vers les campagnes. La maison d'Odet fut vite surpeuplée par les cousins, oncles et tantes qui venaient de Huy, de Liège et de Namur.
Enfin, on organisa l'évasion de mon frère et de mes cousins qui arrivèrent à Odet quelques jours avant que la ligne de front ne nous atteigne.
- Je dois ici témoigner de l'acte humanitaire d'un officier allemand que me signala, bien plus tard, mon cousin André. Les enfants, un moment épargnés à Linkebeek furent enlevés par les Allemands juste avant l'évacuation, et transférés à Aish en Refailles d'où les nazis espéraient les déporter en Allemagne. Mon frère seul échappa au transfert, grâce à la protection de la directrice de Linkebeek, peut être par reconnaissance pour son refus de l'évasion qu'avait organisée Mademoiselle Debiens à la demande d'oncle Maër. Mais au moment d'être embarqués dans les camions de la Reichbahn, l'officier allemand responsable du transfert s'était esclaffé :
« Je ne veux pas de cette vermine dans mes camions »
Cette parole vexatoire cachait-elle un esprit humanitaire destiné à sauver ces enfants de l'extermination ? C'est ainsi qu'André l'interpréta. Finalement, les hommes de la résistance les enlevèrent pendant que Mademoiselle Debiens s'occupait de Jean. Tout ce petit monde de notre famille se retrouva d'abord à Wavre, puis à Odet.
Le jour tant attendu depuis le passage des patrouilles allemandes à Landrethun approchait, mais les soudards qui repassaient vers l'Est allaient se montrer moins civils que ceux qui en venaient. Dans la première semaine de septembre, nous vîmes arriver la division SS Das Reich. La maison des Dessart, qui était la plus coquette du village, fut réquisitionnée pour abriter le poste de commandement. Ils occupèrent le grand salon qui donnait sur la rue, et qui ne servait que pour les rares grandes occasions. Nous pouvions les observer en passant dans le couloir pour accéder aux chambres du haut.
Les aides de camps venaient parfois dans la pièce de séjour afin de réchauffer un plat ou une boisson pour leurs officiers. C'est ainsi que nous fîmes une brève connaissance d'un militaire d'origine roumaine qui était l'aide de camps du commandant.
Pour faire passer le temps en attendant que la bataille s'amorce, nous partîmes à plusieurs faire une ballade dans le vallon qui s'étalait devant le hameau. Un avion passa en rase motte et ; par réflexe plus que pour se protéger, nous nous abritâmes dans une espèce d'aqueduc qui passait sous la route. Lorsque nous en sortîmes, une moto allemande dévalait à toute allure pour revenir au village. En nous apercevant, elle s'arrêta brusquement, et deux soldats braquèrent leurs mitraillettes vers nous. Lorsqu'ils arrivèrent à notre hauteur, nous reconnûmes, en l'un d'eux, le Roumain. Lui aussi nous reconnu, ce qui le rassura. Lorsque nous rejoignîmes la cuisine, il s'y trouvait, et une courte discussion s'engagea. Il nous avoua, en baragouinant, qu'il s'en était fallu de peu qu'ils ne vidassent leurs chargeurs sur nous, et qu'il eût mieux valu que nous nous terrâmes dans la maison jusqu'à l'issue du combat. Puis, comme pour s'excuser, il balbutia : « En France, beaucoup civils pistols ». Nous venions d'échapper miraculeusement à la mort.
Par la fenêtre, nous aperçûmes quatre jeunes gens d'un village voisin, tenus en garde par des soldats. Dans la soirée, en passant devant le salon, nous vîmes les officiers réunis autour de la table sur laquelle on pouvait voir un brassard noir jaune rouge que portaient les résistants en opération. Il s'agissait du conseil de guerre qui jugeait les quatre hommes. Dans la nuit, on entendit crépiter les mitraillettes : c'était l'exécution.
Le matin, les troupes avaient évacué les lieux. Dans le jardin de la dernière maison du village, il y avait un coin de terre fraîchement retournée. Monsieur Dessart et quelques habitants du village découvrirent trois corps qui avaient étés enterrés vivants, mains liées, une rafale dans le ventre. L'un d'eux, Georges Hamoir, avait tellement été roué de coups que son oncle, venu plus tard, ne le reconnut pas. Monsieur Dessart demanda à un jeune qui se trouvait là d'aller quérir la civière qui se trouvait à l'école de Borsu. Au lieu de s'y rendre, il nous y envoya à sa place, Jean et moi. Dès qu'il l'apprit, Monsieur Dessart s'affola, et vint à notre rencontre avec un ami. Le cortège composé des deux hommes portant la civière et des deux presque enfants que nous étions s'avançait, à mi-chemin entre Borsu et Odet, lorsqu'une voiture allemande s'arrêta. A l'arrière, deux soldats, mitraillettes au poing, à l'avant le chauffeur et un officier qui en descendit. Il nous demanda dans un français sans accent : « Qu'allez vous faire avec cette civière ? Vous allez soigner des partisans ! » Monsieur Dessart sortit sa carte de la Croix Rouge, et expliqua qu'il s'agissait simplement de prévoir des moyens de secours en prévision de la bataille qu'annonçait le son du canon. Mais l'officier paraissait sceptique. Il semblait hésiter sur ce qu'il allait ordonner lorsqu'une voiture décapotée arriva à toute allure. Les soldats à l'intérieur paraissaient harassés ; leur visage était couvert de boue. Ils échangèrent quelques mots en allemand avec l'officier. Immédiatement, comme pris de panique, celui-ci remonta dans sa voiture et les deux véhicules disparurent. A quelques kilomètres de là, dans les mêmes circonstances, les brancardiers avaient été abattus par la patrouille. Pour la deuxième fois en deux jours, nous étions passés bien près de la mort.
On fit la toilette des morts, mais avant que l'on ait eu le temps de les enterrer, les Américains arrivaient. De la fenêtre de la cave où nous nous étions réfugiés, nous commençâmes par voir la fumée, qu'accompagnait chaque coup de canon, s'élever le long de la crête qui dessinait l'horizon. Il y eut trois coups, puis le quatrième fit mouche. On vit alors les soldats allemands se disperser dans le vallon poursuivis par les chars, protégeant les fantassins américains. Une demi-heure plus tard, deux colonnes de GI's longeant les murs des maisons nous sortaient d'un cauchemar de quatre années.
Deux jours après, ma mère était là pour nous ramener à Paris. Elle avait fait de l'auto stop, et un officier américain, le capitaine Perry, bon enfant, l'avait amenée jusqu'à nous. Tout le monde était en liesse. Madame Dessart radieuse, pouvait rendre à son amie qu'elle ne connaissait pas, ses enfants hors de danger.
J’ai extrait ces quelques pages de mes mémoires que je destinais à mes enfants et petits enfants mais en expurgeant certains passages qui auraient pu heurter leur sensibilité.
Peut-être d’autres passages méritent ils également d’être revus.

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